C’est par volonté politique, et non en fonction de ses qualités intrinsèques, que le français a été choisi pour langue nationale. Une oeuvre de longue haleine : au XVIIIe siècle, 22 des 25 millions de Français ne le comprennent pas…
Ronsard, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Eluard… Nos plus grands poètes ont chanté l’amour. Pourtant, amour n’est pas un mot français. Ou, plus exactement, c’est un terme que notre idiome national a emprunté à l’une de ses plus dangereuses rivales : la langue d’oc. Nul besoin d’être un grand latiniste pour le comprendre. Puisque dolor a donné douleur et flor, fleur, amoraurait dû devenir ameur.
Pour percer ce mystère, il faut revenir à la fin du Moyen Age. A cette époque, les civilisations d’oc sont à leur apogée. Les troubadours dominent l’Europe littéraire et chantent, précisément, l’amour courtois. Séduite, la cour de France subit leur influence et adopte leur vocabulaire.
Si le français est devenu notre langue nationale, ce n’est donc nullement en raison d’une quelconque supériorité linguistique. « Le français était au départ un dialecte comme les autres, mais il était celui du roi, souligne le linguiste Claude Hagège…
C’est par volonté politique, et non en fonction de ses qualités intrinsèques, qu’il a été imposé au pays. Les langues régionales possèdent une richesse au moins comparable, sinon supérieure, au français. Ainsi, en poitevin, subsiste le genre neutre, en plus du masculin et du féminin. Et en gascon, l’imparfait du subjonctif continue d’être pratiqué, même à l’oral. »
Il est toujours utile d’adopter la culture du puissant
La domination de l’idiome du souverain était d’autant moins assurée qu’il est longtemps resté numériquement marginal. « Au XVIIIe siècle, seuls 3 des 25 millions de Français le comprennent, rappelle Alain Bentolila (La Langue française pour les nuls, First éd.). Essentiellement à Paris et dans les régions proches : la Champagne, la Beauce, le Maine, l’Anjou, la Touraine, le Berry. » Partout ailleurs, les langues régionales dominent.
Les artisans, les paysans, les commerçants, les ouvriers resteront longtemps fidèles à leur culture. Ce sont les nobles et les bourgeois qui, les premiers, adopteront la langue nationale. Par souci de distinction sociale. Et par intérêt : il est toujours utile d’adopter la culture du puissant ! C’est ainsi que le parlement de Toulouse officiera en français avant même l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539). « Il s’était pour ainsi dire volontairement colonisé », constatait durement, mais justement, l’écrivain et historien du langage Claude Duneton dans un ouvrage très sensible (La Mort du français, Plon). Il s’agit d’ailleurs d’un invariant de l’Histoire. Les « élites » gauloises passèrent très tôt au latin ; entre 1939 et 1944, les collaborateurs inculquèrent l’allemand à leurs chères têtes blondes (c’est le cas de le dire). Dans des circonstances moins tragiques, le même phénomène se répète aujourd’hui avec l’anglais…
Ce n’est qu’au XXe siècle – hier, à l’échelle de l’Histoire – que la francisation du pays pourra être considérée comme achevée. Pour y parvenir, il aura fallu quelques bouleversements majeurs : l’enrôlement de millions d’hommes dans des armées gigantesques, notamment pendant les deux guerres mondiales ; l’urbanisation galopante du pays ; l’apparition de médias de masse ; les migrations en nombre de population.
Il aura fallu, aussi, l’oeuvre continue de la République et de la monarchie, sur près d’un millénaire. Et le recours à des méthodes qu’on n’accepterait plus aujourd’hui, tel ce « signal » imposé à l’enfant surpris en classe à prononcer un mot en breton, en auvergnat ou en alsacien. « L’instituteur lui accrochait au cou un sabot ou un morceau de fer, dont le « fautif » ne pouvait se débarrasser qu’en dénonçant l’un de ses camarades, rappelle la spécialiste Henriette Walter (1). A la fin de la journée, le détenteur du « signal » était puni. Etonnez-vous après cela que les langues régionales aient été associées à des sentiments de honte et de culpabilité et que les écoliers, devenus adultes, n’aient pas eu envie de les transmettre à leurs enfants ! »
Au temps de la mondialisation, une quête de racines
Il aura fallu, enfin, instaurer une inégalité de fait : à partir du XIXe siècle, toute ascension sociale en dehors de la langue française devient impossible. Dans l’intérêt de leurs enfants, les parents cessent peu à peu de leur parler auvergnat ou flamand à la maison. Déjà privées de moyens, de statut et de prestige, interdites à l’école comme à l’université, les langues régionales vont alors reculer aussi dans la vie quotidienne.
Depuis quelques décennies, toutefois, elles connaissent un indéniable renouveau. Elles s’enseignent, se publient, se chantent, se répandent sur Internet… Elles ont regagné en prestige ce qu’elles ont perdu en locuteurs. Comme si, paradoxalement, elles correspondaient à l’esprit d’un temps où les Français, perdus dans la mondialisation, se cherchent des racines. Il est tard, bien sûr, très tard, même, mais il n’est peut-être pas trop tard.
Non, le parisien n’est pas devenu le français
En 1180, Conon de Béthune, chevalier de son état, s’enhardit à réciter des vers devant Philippe et son épouse, Isabelle de Hainaut. Convaincu que le picard, dont le prestige littéraire est reconnu, est une variante légitime de la langue française, le poète n’hésite pas à glisser ici et là quelques « mots d’Artois ». Linguistiquement, il a raison. Politiquement, il a tort. La reine et le roi lui en font reproche. A leurs yeux, un seul parler doit avoir droit de cité à la cour : le leur…
La différence? La norme est d’abord géographique : c’est le dialecte de l’Ile-de-France qui va être imposé comme langue « nationale » au détriment des autres dialectes d’oïl (picard, champenois, normand…) et plus encore des langues « autres » (basque, breton, corse, provençal…). La norme est aussi sociale.
Car ce n’est pas la langue « basse » du peuple de la capitale qui sera choisie quand il s’agira de codifier le français, mais la variété « haute », en vigueur dans l’Eglise, dans les universités et à la cour. Deux variétés intercompréhensibles, mais bel et bien différentes. Un choix décisif. Au fil des siècles, la distance va s’accroître entre le français du peuple et le français tel qu’il est censé être pratiqué…
Les mots venus des langues régionales
Toutes les langues régionales ont offert des mots au français. Voici une petite sélection (1) de termes venus…
du basque (présumé): bizarre
du breton: bijou (de bizou, « anneau », et biz, « doigt »), baragouiner (de bara, « pain », et gwin, «
du catalan: bandoulière, baraque
du corse: maquis, vendetta
du franco-provençal: échantillon, piolet, omble
des langues germaniques: vidange (flamand), quiche (alsacien), besogne, buée, fauteuil (francique)
des langues d’oc: béret, cadet, cadenas, banquette, cassolette, nougat, palombe
des langues d’oïl (bourguignon, champenois, franc-comtois, gallo, lorrain, normand, picard, poitevin saintongeais): avoine, brioche, brancard, câble, canevas, croire, étroit…
(1) La plupart de ces exemples sont tirés des ouvrages d’Henriette Walter: Aventures et mésaventures des langues de France (Honoré Champion) et L’Aventure des mots français venus d’ailleurs (Robert Laffont).
Source : L’Express